Le variant Théta
Commençons 2022 avec un clin d'oeil au Grand Reset de Klaus Schwab du forum économique mondial et à sa vidéo de propagande 2030 qui contient cette prédiction « Vous ne posséderez rien et vous serez heureux… » (lu ici).
Voici donc le dernier des 4 contes de Théta écrits par Evguéni Zamiatine en 1922. Zamiatine, grand témoin de la révolution Russe de 1917 et précurseur des dystopies du XXe siècle avec son roman Nous Autres.
Dans ce 4e conte, Théta, petit bureaucrate buveur d'encre devenu gouverneur, s'ingénie à faire le bonheur de son peuple par ordonnances...
Dernier conte de Théta
Il y a avait aussi dans la ville un apothicaire très sage; il avait fabriqué un homme - pas comme nous autres pécheurs - mais un homme dans un bocal en verre; d'ailleurs, que ne savait-il pas ?
Et Théta convoqua l'apothicaire:
- Pourquoi donc mes concitoyens se promènent-ils l'air maussade aux heures non ouvrables ?
L'apothicaire très sage regarda par le guichet: des maisons aux toits surélevés, d'autres avec des girouettes, des personnes en pantalon et d'autres en jupe.
- C'est très simple, dit-il à Théta. Est-ce que c'est ça l'ordre ? Tout le monde doit être pareil. Absolument pareil.
Ainsi fut fait. on envoya tout le monde, par sections, hors de la ville, aux champs. Et on mit le feu à la ville déserte: tout fut complètement consumé; il ne resta plus qu'un endroit dénudé et noir avec, au milieu, le momument élevé à Théta. Toute la nuit, les scies scièrent, les marteaux tapèrent. Au matin, tout était prêt: une baraque longue de sept verstes trois quarts, flanquée de petites cellules numérotées avait été édifiée. Chaque citadin reçut une plaque de cuivre avec un numéro ainsi qu'un uniforme flambant neuf de toile grise.
Tout le monde se rangea dans le corridor, chacun devant sa cellule, avec, à la ceinture, les plaques étincelantes - pareilles aux nouvelles pièces de monnaie. C'était si beau que même Théta, pourtant dur-à-cuire, en eut des chatouillements dans le nez. Il dit... non il ne dit rien, il se contenta d'agiter la main et d'entrer dans sa cellule - n°1. Grâce te soit rendue, mon dieu : c'est tout, à présent, on peut mourir.
Le lendemain matin, au petit jour, la sonnerie n'avait pas encore retenti (on se levait à la sonnerie), que déjà on frappait à la porte de la cellule n°1 :
- Les délégués sont là pour une affaire urgente.
Théta sortit: quatre citadins en uniforme, respectueux, chauves et gros saluèrent Théta très bas.
- Vous êtes les députés de qui ?
Ils se mirent à parler les quatre à la fois:
- C'est toujours pareil, ça ne va pas du tout, y a pas d'ordre... C'est parce que nous sommes chauves. Alors que l'apothicaire, lui, il est tout bouclé; pourquoi y en a qui ont les cheveux longs et nous on est chauves? Non, cela ne va pas...
Théta réfléchit longuement: les rendre tous bouclés, impossible; alors les rendre tous chauves. Et il agita la main en direction des Sarrasins. Ils accoururent des quatre coins, et voilà: tous tondus, les hommes comme les femmes; tous, le crâne lisse comme le genou. Et l'apothicaire très sage devint bizarre, comme un chat après une averse.
On avait pas encore fini de tondre tout le monde que les délégués demandaient encore à voir Théta. Théta sortit, l'air renfrogné: qu'est-ce qui se passe encore ?
Et les délégués:
- Hi, hi, dit l'un d'eux en rigolant.
- Hi, hi, dit un autre.
Comme des morveux.
- De qui s'agit-il? marmonna Théta.
- De nous... ouais... hi, hi! Nous nous adressons à Votre Seigneurie, nous sommes la délégation des imbéciles, hi, hi! Nous voulons, euh, que euh, tous, euh, on soye égaux...
Théta rentra, maussade, dans sa cellule n°1. Puis il alla trouver l'apothicaire:
- Tu as entendu, mon vieux ?
- J'ai entendu... dit l'apothicaire d'une voix timide, la tête enveloppée d'un foulard en indienne: à cause du froid, car il n'avait pas l'habitude d'être tondu.
- Alors, qu'allons-nous faire maintenant ?
- Ben maintenant : c'est fait. Impossible de revenir en arrière.
Avant la prière du soir, on lut aux citadins l'ordonnance suivante: à partir du lendemain, tous devaient être de parfaits imbéciles.
Les citadins poussèrent des oh et des ah mais que faire: s'opposer au chef ? Les plus intelligents se mirent à lire une dernière fois à toute vitesse des livres et lurent jusqu'à la sonnerie du soir. A la sonnerie, tous se couchèrent et quand ils se levèrent le lendemain matin, ils étaient tous de parfaits imbéciles. Et heureux, de surcroît. Ils se donnaient des coups de coude: "Hi, hi! Hi, hi!". Leur seule conversation: maintenant les affranchis en armiak(*) vont nous apporter des auges pleines de kacha, de la kacha de sarrasin.
Théta se promena dans le corridor - long de sept verstes trois quarts - et vit les gens heureux. Il fut soulagé : à présent, ils étaient tous pareils. Il étreignit l'apothicaire très sage.
- Alors, mon vieux, merci pour ton conseil. Je ne l'oublierai jamais.
Et l'apothicaire dit à Théta:
- Hi, hi!
Il ne restait plus que Théta, il était seul capable de penser pour tous.
Alors, Théta s'enferma dans la cellule n°1 pour réfléchir. Mais on frappa encore à sa porte. On ne frappait pas, on cassait, cognait, on chahutait à tort et à travers.
- Hé, mon vieux, non tu ne nous la fais pas! Nous sommes peut-être des imbéciles, mais euh, nous comprenons! Toi aussi, mon vieux, t'es un imbécile. Ouais tois aussi...
Théta s'allonga sur son lit et se mit à pleurer. Mais il n'y avait rien à faire.
- Très bien, que Dieu soit avec vous... Accordez-moi un délai jusqu'à demain.
Toute la journée, Théta se balada au milieu des imbéciles et perdit un peu la tête. Au matin il était prêt: Hi, hi! Et tous vécurent heureux. Seuls, les imbéciles sont heureux.
Traduction de Jacqueline Lahana
(*) armiak = manteau de bure